Deconstruction d'un Koan

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Présentation, explication
et commentaire à propos de
Pai Chang assis en solitaire sur la montagne Ta Hsiung
Vingt-sixième cas du Recueil de la Falaise verte
par MING QI,
Nonne bouddhiste et Maître Zen
de l’école Lin-Chi (jap.: Renzai)

Qu’est-ce que Le Recueil de la Falaise verte?

            Il s’agit de la traduction française du plus célèbre classique bouddhiste Ch’an (jap.: Zen) chinois: Pi Yen Lu.
           Cette compilation de cent cas par le Maître Zen chinois Hsueh Tou prend nom de son endroit d’origine, dans le nord de la province de Hunan.

            Ces cas enregistrent la question d’un disciple et la réponse de son Maître. La réponse est un Koan (chinois: Kung-an).

            En anglais, le titre de cette célèbre collection parle de Falaise bleue. La différence entre les deux traductions (elle sont toutes les deux «correctes») est due à l’ambiguïté du caractère chinois

(Pi) qui, selon le Dictionnaire Français de la Langue Chinoise de Ricci, qui fait autorité, est: 1. Une pierre vert-bleu ressemblant au jade; néphrite; jaspe. 2. Bleu-vert; vert jade; bleu de jade; azur.

  

Qu’est-ce qu’un Koan?

             Koan (définition classique): à l’origine, il s’agissait d’un document se rapportant à un acte officiel, p.ex. l’ordre du jour d’une réunion. Les Maîtres Zen ont adopté ce mot pour indiquer un point de réflexion.

            Koan (ma propre définition): réponse énigmatique d’un Maître à son disciple. Son but est de mettre fin à la confiance du disciple dans le raisonnement comme moyen d’atteindre l’illumination, en empêchant tout développement du dialogue. De quelque manière qu’on les aborde, de telles questions ne présentent aucune ouverture au raisonnement.

            Un Koan peut être aussi une question posée au disciple par le Maître, comme: «Quel est le son d’une main?» (J’ai parfois utilisé ceci: «Qui est celui qui demande: “Qui est celui qui demande?”?») Ces questions n’ont pas de réponse, sans parler d’une réponse «exacte»; elle visent également à dresser une barrière devant tout raisonnement. En cas de succès, elles forcent le disciple à se tourner vers l’expérience directe avec la réalité; son Maître peut le conduire vers cette évolution en le frappant ou en lui criant après. Le disciple est instamment invité à trouver une «solution», parfois pendant des années!

            Un autre exemple célèbre est celui-ci (en réponse à la demande: «Pourquoi Bodhidharma est-il venu de l’Occident?»): «Le chêne dans le jardin!». Ces stratégies n’admettent aucune réponse, au sens habituel. Chaque fois que le disciple propose une «réponse» raisonnée, il est houspillé par des coups ou des cris. Il peut raisonner à propos d’un Koan autant qu’il voudra, il sera toujours confondu. Ce n’est que lorsque sa réaction sera immédiate et en rapport avec la situation réelle, qu’elle sera admise. Ainsi, en contrariant et en épuisant son raisonnement, le disciple est poussé vers une expérience d’illumination.

 L’illustration est la première des Dix Tableaux sur la Recherche du Bœuf. La cascade suggère une falaise et une dense végétation bleu-vert.

  

Vingt-sixième cas

 Pai Chang assis en solitaire sur la montagne Ta Hsiung

 Un moine demanda à Pai Chang1: «Qu’est ce que l’affaire extraordinaire?2»
Chang dit: «Etre assis tout seul sur la montagne Ta Hsiung.3»
Le moine fit une révérence; sur ce, Chang le frappa5.

 

Notes

             1. Pai Chang est Huai Hai (s’écrit aussi Hwei-hai) (jap.: Hyakujyo Nehan) (720-814). Fondateur du premier monastère Zen et de ses règles. Il est à l’origine de la règle: «Pas de travail, pas de nourriture». Tous les monastères Zen d’aujourd’hui suivent ses règles.

             2. L’affaire extraordinaire est la «grande étude» (              ). De nos jours, cela désigne une université, mais dans la Chine traditionnelle cela signifiait la «Voie» ou «Tao» dans le Taoïsme, ou la voie vers l’illumination dans le Bouddhisme. On l’utilise ici dans ce dernier sens. Le moine demande à être acheminé vers le «Tao» du Bouddhisme.

             3. Cette montagne [pin-yin: Da xiang (                 ?)] est en réalité le Bai-zhang feng, où Pai Chang vécut, près de Lin-an dans la province de Zhejiang, dans l’est de la Chine, au sud de Shanghai.

             4. Le moine n’était pas un novice; il était suffisamment avancé pour accepter la réponse en tant que telle, même s’il manquait d’une compréhension en profondeur.

             5. Cependant, il était devant un grand Maître, qui ne lui aurait pas permis de s’en tirer à si peu de frais!

  

Résumé des commentaires anciens

             Pai Chang avait un réputation terrifiante; il était un «tigre», mais le moine était suffisamment courageux pour l’empoigner par ses «moustaches de tigre».

            La réponse de Pai Chang relevait le défi, mais la révérence du moine montrait qu’il n’était pas découragé et qu’il s’accrochait (aux «moustaches de tigre» de Pai Chang’s). Il n’y avait plus qu’un seul moyen de le faire lâcher prise et le Maître l’a utilisé.

            Ils «lâchèrent prise» simultanément, libres de toute entrave. La révérence du moine était-elle bonne? Alors, pourquoi a-t-il été frappé? S’elle était mauvaise, pourquoi l’était-elle?

            Pour répondre, on doit reconnaître qui est un initié.

            Pai Chang a montré son grand talent; quelqu’un de moins talentueux n’aurait pas été à même de s’y prendre avec le moine.

            Un autre Maître, Nan Ch’uan, raconta un rêve dans lequel il avait donné vingt coups à deux bodhisatvas. Chao Chou* (778-897), alors disciple, lui demanda qui aurait dû être puni pour ce sacrilège à la place du Maître. Celui-ci répondit: «Où était mon erreur?», à quoi  Chao Chou s’inclina.

            Les grands Maîtres n’imitent pas les autres, ils prennent les choses en main.

            C’est comme un combat rapproché: tout est secondaire par rapport au contact corporel. La situation suggère le geste qui exprime une maîtrise de celle-ci.

            Un poème chante la singularité de Pai Chang: comment il change selon les circonstances; lorsqu’on lui tire ses «moustaches de tigre», il n’attaque pas ni se défend. Voyez à quel point est-il libre.

            Tous les maîtres agissent selon la même compréhension, mais leurs actions sont toutes différentes, car elles correspondent aux circonstances en perpétuel changement.

             * Un des plus grands Maîtres Zen. Il atteignit l’illumination lorsque Nan Ch’uan lui dit que «la Voie n’est pas une question de connaître ou de ne pas connaître...» Il voyagea beaucoup, pendant ses 120 ans de vie, et visita plus de 80 successeurs de Ma Tsu. Plus tard, Chao Chou succéda à Nan Ch’uan comme Abbé de mon monastère. Ses adages sont recueillis dans le Ku Tsiun Yu Lu.

  

Les commentaires contemporains
de MING QI

             «Qu’est-ce que l’affaire extraordinaire?» Ce moine ressemble à un bébé poisson demandant à sa mère: «J’entends tout le monde parler de l’océan, mais qu’est-ce que c’est l’océan?» Pai Chang a agi en vrai papa gâteau en ne fichant pas immédiatement des coups au moine.

            Evidemment l’affaire extraordinaire est le «Tao» (                   ), la Voie vers l’Illumination. Dire cela est une lapalissade; la vraie question est comment y parvenir et comment la suivre! Ainsi, la réponse de Pai Chang est «... une invitation directe à considérer la réalité, au-delà des écritures...», la définition même du Zen!

            Le moine avait compris et il avait raison de faire la révérence; mais Pai Chang avait aussi raison de le frapper! Pourquoi? Parce que, tout en ayant compris la réponse, il n’avait pas encore compris «l’affaire extraordinaire».

            Ming Qi
            (Lily-Marie Johnson)

Genève, Suisse 25 · 4 · 2544

 Le dernier des Dix Tableaux sur la Recherche du Bœuf, qui indique la fin de la quête.

 L’auteure exprime sa reconnaissance, pour l’aide reçue, à plusieurs professeurs des Départements Chinois et Japonais de l’Université de Genève.